L’insoutenable gravité de l’être

Dans son très beau livre "L'insoutenable légèreté de l'être", Milan Kundera parle de la question du choix. En effet, Tomas, un riche et séduisant chirurgien, hésite entre la raison et la morale ou la passion et la fougue. Il ne sait pas quoi choisir, mais sait que quel que soit son choix, il ne pourra jamais savoir s'il a fait le bon, n'ayant qu'une seule vie et aucune possibilité de comparer les conséquences des deux possibilités. Le choix est un élément fondamental de la vie: rester, ou partir? Faire confiance, ou trahir? Bondir sur sa proie, ou attendre encore qu'elle se rapproche? Vivre, c'est choisir.

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Et pourtant... L'univers, lui, ne nous laisse pas beaucoup de choix: nous ne cessons de tomber du ciel vers la terre. À la fin, ça fait parfois "paf".

J'ai pensé à cette idée farfelue quand une chère amie et moi admirions les chutes du Trümmelbach, près de Lauterbrunnen en Suisse. Ce sont, parait-il, les plus grandes cascades souterraines d'Europe. Un débit d'eau de 20'000 litres par secondes, des décibels à faire péter nos tympans et une vue à couper le souffle. Plutôt sympa, donc.

Dans un univers où tout change radicalement au cours du temps - les galaxies s'éloignent les unes des autres, la densité cosmique diminue, les étoiles naissent, vivent, et meurent -, quelque chose reste immuable: les lois de la nature.
- Hubert Reeves, Le banc du temps qui passe, Seuil, 2017,
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C'est bête, mais en regardant toute cette flotte tomber, je me suis dit:
- Cré non d'sort, c'est troublant, c't'histoire: L'eau tombe. Elle ne cesse jamais de tomber. Même dans la mer, elle tombe.

On tombant, elle sculpte l'air. Sur la première image, regarde donc comme elle enrobe l'air d'un voile ondulant. Dans ma tête, ça fait le bruit d'une espèce de carillon plutôt mignon.

Mais l'eau, en tombant, sculpte aussi la roche. Le carillon se transforme en brouhaha indescriptible. Elle creuse des galeries étranges dans lesquelles les rayons du soleil s'invitent parfois pour buter contre des gouttes d'eau bien trop rapides pour eux.

En sculptant la roche, elle laisse toutefois parfois deviner ce qui se trouve juste derrière, comme là, avec cette petite fenêtre qui s'ouvre juste derrière la chute d'eau. Juste là, regarde. La vois-tu?

J'ai alors pensé qu'étant composé à majorité d'eau, moi aussi. Moi aussi, j'étais sculpté par cette eau qui me traverse sans cesse. Et moi aussi, je tombe. Toujours. Et encore. Je tombe et c'est grâce à ça que je vis. La gravité est partout. Elle régit le mouvement de la chute de gouttes d'eau d'une cascade, mais aussi celle de la lune autour de la terre, des planètes autour du soleil, et de moi autour de mes idées fixes: ça tourne, ça tombe, ça claque: voici ma définition de l'univers.

Sur cette photo, on voit des gouttelettes qui ont fait un saut de plusieurs centaines de mètres pour aller s'écraser gracieusement sur les rochers, en bas. Elles n'ont pas le choix, elles: il faut qu'elles tombent. À côté d'elles, cette abeille fait la maline: elle monte, elle descend à sa guise, faisant fi de la gravité. 

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Nous admirions les chutes de la vallée de Lauterbrunnen et j'ai pensé à la chance que nous avons de contempler un univers régi par la gravité, un univers si infini et si infiniment beau.